Notre solitude (Yannick Haenel)

Notre solitude de Yannick Haenel, Editions Les Echappées, 2021.

 Yannick Haenel, 54 ans est écrivain. Agrégé de lettres modernes, il a enseigné jusqu’en 2005 et il s’est ensuite consacré à l’écriture de plusieurs romans. Il est devenu chroniqueur à « Charlie Hebdo » depuis la reprise de la publication après les attentats de janvier 2015.

Lors du procès, qui s’est tenu à compter de septembre 2020, des attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo, l’hyper Cacher et la policière de Montrouge assassinés par les frères Kouachi et Coulibaly, il a été chargé par RISS d’en suivre le déroulement pour en faire une chronique au quotidien. Cette commande lui a été faite ainsi qu’à François Boucq qui en a illustré les propos, à cause de leur regard extérieur, ne faisant pas partie de la rédaction d’avant les attentats, et n’étant donc pas partie civile dans cette affaire.

Après une journée terrible passée au Tribunal où des images insoutenables de l’attentat contre Charlie Hebdo ont été projetées, il se trouve confronté à « la page blanche » incapable d’écrire et de  témoigner de l’insoutenable. A partir de cette expérience, la nécessité impérative d’écrire ce livre lui est apparue pour exprimer ce qu’a représenté pour lui d’être le témoin de témoins, dans une réflexion tant personnelle, philosophique, qu’humaniste : comment traduire avec des mots l’indicible et aussi son ressenti par rapport aux situations de témoignage des survivants mais aussi ceux des présumés coupables complices des terroristes.

Quelques temps auparavant, quelqu’un de son entourage amical lui avait fait cette réflexion : « Tu devras regarder la mort en face » ce qui chez lui a provoqué cette réaction « Regarder la mort, qu’est-ce que ça veut dire ? Ce n’était pas la mort, c’étaient des morts, des morts et des vivants, des cadavres et des survivants. Pas la mort métaphysique, mais l’ignominie la plus concrète, l’abomination physique, le carnage, la terreur »

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« … et que désormais c’était cela que je devais faire : écrire dans la nuit, suivre les figures de l’esprit, témoigner pour l’invisible. C’est là que se trouve la clarté : entre l’être et le néant se tient notre solitude essentielle, que l’écriture à la fois protège et déchiffre »

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« Une telle solitude m’apparaissait parfois très effrayante ; mais c’est celle qui habite l’écriture : elle me comble. La littérature est l’ouverture infinie à ces choses trop grandes pour nous, qui sont pourtant dites. »

J’ai trouvé ce livre très profond. Il amène à réfléchir et à se poser des questions essentielles sur la vie, la mort, notre impuissance à ressentir à la place de l’autre, notre rapport à la violence et ce qui nous semble juste et injuste, la part d’humanité en chacun. A un moment donné, Haenel exprime son sentiment de  honte dans le portrait des présumés coupables complices des terroristes « enfermés comme des animaux dans leur cage ».

Son esprit s’éclaire quand une des témoins de l’Hyper Cacher donne son témoignage «  Le titre de ce livre va se déployer complètement à partir d’ici, car là où il y a quelqu’un, le monde s’éclaire. Il suffit d’une parole, et la voici qui, à travers Zarie Sibony, s’est donnée à nous, limpide, éclatante et entière, comme la vérité. »

Vers la fin de son livre, il cite un vers de Paul Celan : « Le monde est parti, il faut que je te porte ; » ce qui l’amène à dire « les seuls coupables ; ce sont les tueurs. Ecrire, dessiner, aimer, c’est faire un bond hors du crime. (….) Le monde attend d’être dessiné, d’être écrit, d’être récité. »

Et il termine son livre par : « Dans le square, les enfants hurlaient de joie. La lumière a tourné, le ciel de Pantin s’est élargi ; et d’un coup, il y a eu des reflets d’or dans les feuillages. Coco a relevé la tête, nos regards se sont croisés, elle m’a souri. »

Je trouve cette dernière phrase lumineuse et apaisante, comme une reconnaissance de la légitimité de son écriture. Jour après jour, dans sa solitude, Haenel a concentré toute son énergie à trouver les mots justes pour faire sa chronique quotidienne, n’étant pas à la place de ceux qui avaient vécu la tragédie, autant pour ceux qui se trouvaient là pour témoigner que pour ceux qui n’étaient plus là.

Anne T.